vendredi 14 février 2014

Sur l’antisémitisme et la mort d’Ilan Halimi (février 2006)

Le 13 février 2006, le corps d’Ilan Halimi était découvert. Je reproduis ici, sans commentaire, l’éditorial que j’ai publié dans le mensuel juif L’Arche daté de mars 2006.
M. W. 









La douleur qui nous a frappés, à l’annonce de la mort horrible du jeune Ilan Halimi, était d’abord une douleur quasi familiale. Car Ruth Halimi, la mère d’Ilan, est une de nos collègues de travail. À l’Espace Rachi,­ le bâtiment parisien qui abrite les bureaux du FSJU, du CRIF, de plusieurs associations juives et de L’Arche­, la présence chaleureuse de Ruth Halimi est, depuis des années, un lien entre les divers locataires. C’est dire que nous avons tous été bouleversés, au-delà des mots, par ce qui est arrivé.
Vient cependant le moment où il faut placer des mots sur les sentiments. Des mots, et des questions.
Deux questions, en fait, auxquelles il faudra que l’enquête apporte des réponses:
- Ilan Halimi aurait-il été enlevé, s’il n’avait pas été juif?
- Ilan Halimi aurait-il été assassiné, s’il n’avait pas été juif?
Deux questions précises, dont chacune recèle le démon de l’antisémitisme.
Nous n’entendons pas répondre ici à ces questions.
Il y a, pour cela, des policiers et des magistrats; il y aura aussi des avocats et des jurés. Mais on doit, d’ores et déjà, alerter l’opinion contre les échappatoires que certains sont en train de préparer.
Laissons de côté, pour l’heure, les circonstances atténuantes sociologisantes, que l’on accorde si volontiers à des voyous, parce que banlieusards. Concentrons-nous sur ce mot, «antisémitisme», qui fait débat. Les médias s’interrogent gravement: un crime conçu pour des raisons crapuleuses («financières», dit le chef de la bande) peut-il être également un crime antisémite? Cela revient à se demander si le qualificatif «antisémite» est réservé aux adeptes du nazisme et aux fidèles de Maurras.
L’antisémitisme a des racines complexes, et pourtant il est aisé de le reconnaître dans la pratique, tout comme on reconnaît n’importe quel autre racisme. L’antisémitisme se manifeste lorsqu’une personne est (mal)traitée en raison de son «identité juive», réelle ou supposée. Les «Barbares» qui ont tué Ilan Halimi n’ont pas lu Drumont, ni Saint Jean Chrysostome? Certes. Les pogromistes russes des années 1880 n’étaient pas non plus des fins lettrés; étaient-ils moins antisémites pour autant?
Les membres du groupe des «Barbares», qui ont enlevé, torturé et tué Ilan Halimi, disent ne pas être antisémites. Peut-être sont-ils sincères: ils ont seulement des préjugés visant les Juifs, et nul ne leur a dit que ces préjugés étaient faux, ni qu’ils étaient répréhensibles. De tels préjugés existent-ils autour de nous, en d’autres lieux et chez d’autres personnes? À cette question, il est difficile, me semble-t-il, de ne pas répondre par l’affirmative. La société ne peut se défausser sur des marginaux d’un problème qui concerne tous les Français.
C’est la représentation du Juif qui est ici en cause, et l’ensemble des fantasmes qui lui sont associés. Une image du Juif (désigné comme tel, ou sous le transparent déguisement de «sioniste») est véhiculée, depuis plusieurs années, dans des milieux qui ne sont pas exclusivement musulmans ou africains. Ne pas le voir, ne pas en tirer les leçons, c’est s’apprêter à cautionner d’autres crimes encore.