samedi 14 décembre 2013

Edwy Plenel et la fausse «lettre de Mandela»

S’exprimant en direct depuis la Jordanie, où il participait à une rencontre d’une ONG vouée au «journalisme d’investigation», Edwy Plenel a consacré un billet, diffusé le 11 décembre 2013 dans «Les Matins de France Culture», à Nelson Mandela [1]. Il a longuement cité une lettre adressée en 2001 par Nelson Mandela au journaliste américain Tom Friedman, dans laquelle le dirigeant sud-africain condamnait sévèrement l’attitude d’Israël envers les Palestiniens. 

Le problème est que cette lettre est un faux. Son véritable auteur, un journaliste palestinien vivant aux Pays-Bas nommé Arjan el-Fassed, ne s’en est d’ailleurs jamais caché: il entendait utiliser le genre littéraire de la fausse lettre, afin d’accuser Israël de pratiquer envers les Palestiniens  une forme d’apartheid.

Cependant, la prétendue «lettre à Friedman» a circulé sur des forums Internet militants où elle a été présentée comme une parole authentique de Mandela. Jusqu’à ce qu’en 2002 les journalistes du quotidien israélien Haaretz s’adressent à la présidence sud-africaine, et découvrent le pot aux roses [2]. Tout le monde sait aujourd’hui que, non seulement cette «lettre» n’a pas été écrite par Nelson Mandela, mais elle ne représente en rien les positions du dirigeant sud-africain sur le conflit israélo-palestinien [3]


Julien Salingue, l’un des principaux porte-parole de la «cause palestinienne» en France, résume bien les choses quand il écrit sur son blog, le 6 décembre 2013: «Il ne s’agit pas ici de transformer Mandela en héraut du combat pour les droits nationaux des Palestiniens, même s’il n’a jamais fait mystère de son soutien à la lutte contre l’occupation israélienne. Mandela a toujours été, sur ce terrain, beaucoup plus en retrait que l’archevêque Desmond Tutu, qui depuis de longues années soutient la campagne internationale de boycott de l’État d’Israël, qu’il qualifie, à l’instar d’autres dirigeants sud-africains, d’État d’apartheid. Tel n’est pas le cas de Mandela, contrairement à ce que croient ceux qui ont pris pour argent comptant un “Mémo de Nelson Mandela à Thomas Friedman” dénonçant “l’apartheid israélien”, qui est en réalité un exercice de style rédigé par Arjan el-Fassed» [4].

Edwy Plenel figure donc parmi «ceux qui ont pris pour argent comptant» la prétendue «lettre de Mandela». Plus de dix ans après que la fausseté de celle-ci a été démontrée par les journalistes israéliens, il continue de la citer comme parole d’Evangile. Or non seulement le document auquel il se réfère est un faux, mais son contenu ne représente pas – comme le souligne le militant pro-palestinien Julien Salingue – les positions véritables de Mandela sur le sujet [5].

Edwy Plenel, participant en Jordanie à une conférence vouée au «journalisme d’investigation», aurait là un bon sujet d’étude sur la valeur de l’investigation en matière journalistique: comment ne pas s’appuyer sur des faux documents, comment distinguer – chez les autres, et éventuellement chez soi-même – l’analyse des faits et la passion militante [6]. Bref, une réflexion sur un thème qui devrait être cher au cœur des journalistes: la vérité.


NOTES

2. L’auteur de la «lettre», Arjan el-Fassed, raconte cela lui-même sur son blog: http://arjansweblog.blogspirit.com/mandela_memo
3. Sur ce que Nelson Mandela pensait d’Israël, nous disposons du témoignage d’Abe Foxman, qui participa à la rencontre entre Mandela et les dirigeants juifs américains, à Genève en 1990 (Mandela avait été libéré de prison peu de temps auparavant, et entamait le processus qui devait conduire à la fin de l'apartheid): «Lors de notre rencontre, Mandela exprima non seulement son soutien sans équivoque au droit d’Israël à exister mais aussi son profond respect pour ses dirigeants, parmi lesquels David Ben-Gourion, Golda Meïr et Menahem Begin. Il nous assura également qu’il soutenait le droit d’Israël à la sécurité et son droit de se protéger contre le terrorisme.» http://blogs.timesofisrael.com/how-mandela-won-over-the-jewish-community/ 
En octobre 1999, Nelson Mandela, qui avait quitté quelques mois plus tôt la présidence de l'Afrique du Sud, visita les pays du Proche-Orient. Lors de son séjour en Israël, il déclara au terme d'une longue rencontre avec le ministre des affaires étrangères David Lévy: «Selon moi, les discours sur la paix restent creux tant qu’Israël continue d’occuper des territoires arabes. (…) Je ne peux pas imaginer qu’Israël se retire si les Etats arabes ne reconnaissent pas Israël à l’intérieur de frontières sûres.» http://www.washingtonpost.com/wp-srv/aponline/19991019/aponline113258_000.htm
4. Voir le blog de Julien Salingue (par ailleurs très hostile à Israël):
http://resisteralairdutemps.blogspot.fr/p/comme-la-rappele-pierre-haski-de-rue89.html 
5. Le journal en ligne (activement anti-israélien) MondoWeiss défend la thèse bizarre selon laquelle ce sont les pro-israéliens inconditionnels qui diffusent la thèse selon laquelle Nelson Mandela aurait accusé Israël de pratiquer l’apartheid, et ce afin de porter atteinte à l’image de Nelson Mandela:
http://mondoweiss.net/2013/12/apologists-discredit-apartheid.html 
6. La réapparition de cette prétendue «lettre», au lendemain de la mort de Nelson Mandela, est significative de l'état d’esprit régnant dans certains milieux où l'activisme anti-israélien va de pair avec l'ignorance des faits. Voir, par exemple, ici: http://www.palestine-solidarite.org/analyses.Gilles_Devers.061213.htm

jeudi 5 décembre 2013

Un regard juif sur l'islamophobie



Ce texte est un des «témoignages» inclus dans le Dictionnaire de l’islamophobie, sous la direction de Kamel Meziti (Bayard Editions, septembre 2013). 


Pourquoi mettre l'accent sur les préjugés visant spécifiquement les musulmans, au lieu de se contenter de dénoncer le racisme en général? La réponse tient à la nature des mécanismes qui sont à l'œuvre. Dans les discours contre l'islam et les musulmans qui abondent aujourd'hui il y a, certes, de la xénophobie ordinaire et du racisme au sens le plus banal du terme. Mais il y a surtout des sentiments troubles, face à des croyances et des pratiques religieuses dont le public se voit offrir une image adultérée, et face à une constellation planétaire qui associe des éléments réels à des visions fantasmagoriques. 

Le musulman est tout à la fois l'étranger qui vient manger notre pain et le milliardaire qui rachète nos clubs sportifs, le voisin de palier et l'émir qui appelle à la guerre sainte. Si la proximité suscite souvent l'amitié, le mélange du proche et de l'inconnu risque d'engendrer, en un temps propice aux crispations identitaires comme aux divagations géopolitiques, une hostilité irraisonnée. La malveillance devient alors multiforme, depuis les discriminations à l'emploi ou au logement jusqu'aux profanations et aux agressions, en passant par les théories attribuant à l'islam une essence cruelle et sanguinaire.

Pour décrire un phénomène aussi complexe, il faut un terme propre. Celui d'islamophobie est désormais consacré par l'usage. Quand nous employons ce mot, cependant, nous devons être attentifs aux réticences exprimées par des gens qui, tout en condamnant fermement les attaques contre l'islam et les musulmans, refusent que l'on confonde l'islamophobie avec la lutte contre des fautes ou des crimes commis au nom de l'islam. Or, défendre la liberté d'expression (y compris le droit au blasphème et à la caricature), protéger les valeurs républicaines contre les atteintes à la laïcité et aux droits des femmes, prévenir et réprimer des actions violentes sur le territoire national ou ailleurs, sont autant de positions a priori légitimes. C'est l'instrumentalisation de ces positions, pour s'en prendre indistinctement à l'islam et aux musulmans, qui est inadmissible et doit être résolument combattue.

Ne nous laissons donc pas piéger par les mots. Le terme d'islamophobie ne renvoie pas à une controverse au sujet de l'islam, mais à une mise en accusation systématique des musulmans, en tant que collectivité ou en tant que personnes – tout comme le terme d'antisémitisme a été inventé par des agitateurs antijuifs, dans le dernier quart du dix-neuvième siècle, pour persécuter non pas d'hypothétiques «sémites» mais les Juifs et eux seuls. L'islamophobie et l'antisémitisme, qui diffèrent par les conditions historiques de leur développement et par leurs logiques internes respectives, ont ceci en commun que la mise en cause des individus y est dialectiquement liée à la représentation paranoïaque d'une collectivité. 



Il n'en découle nullement que l'islamophobie serait «l'antisémitisme de notre temps». D'une part, l'antisémitisme continue d'exister indépendamment de l'islamophobie; les antisémites ne sont pas tous islamophobes, et les islamophobes ne sont pas tous antisémites; les victimes de l'antisémitisme ne sont pas nécessairement vaccinées contre l'islamophobie, et les victimes de l'islamophobie ne sont pas nécessairement vaccinées contre l'antisémitisme. D'autre part, l'interprétation simpliste selon laquelle le musulman prendrait la place du juif, dans une même situation victimaire engendrée par d'obscures forces politiques ou sociales, conduit à ignorer la singularité de chacune de ces deux obsessions et les caractéristiques des deux groupes humains impliqués. Le mal est sérieux, et on doit l'affronter sans tomber dans un confusionnisme trompeur. 

A-t-on le droit de débattre de l'islam, en tant que religion ou en tant que communauté? Oui, bien sûr, comme on a le droit de débattre du christianisme, du judaïsme, et de beaucoup d'autres choses encore. Et pourvu que le débat ait lieu dans un esprit d'ouverture et de respect mutuel. A-t-on le droit de critiquer des paroles ou des actes qui sont le fait de musulmans? Oui, bien sûr, au même titre que la critique s'exerce envers des chrétiens, des juifs, etc. Et pourvu que la critique soit motivée par les paroles et les actes des hommes concernés, non par leur appartenance vraie ou supposée. 

La pratique du dialogue est, à cet égard, le meilleur antidote au poison de la suspicion et de la crainte. A une condition cependant, qui est à mes yeux impérative: que jamais on ne s'autorise à interpeller un musulman sur ce qu'ont fait d'autres musulmans. Demander à un musulman de se justifier ou de s'excuser sur des sujets tels que l'islamisme et l'intégrisme, comme s'il avait lui-même des comptes à rendre, est un procédé indigne. Si des musulmans veulent intervenir à ce propos (et je conçois qu'ils le veuillent, parce qu'ils sont souvent les premières victimes des extrémismes se revendiquant de l'islam, et parce qu'ils risquent d'en subir les retombées un jour ou l'autre), c'est à eux d'en décider, et sans pressions extérieures.

Le combat contre l'islamophobie prend ici tout son sens. En marquant nettement la frontière entre, d'une part, les désaccords ou les conflits qui peuvent nous opposer à certains musulmans, et d'autre part le respect auquel ont droit l'islam et les musulmans dans leur ensemble, nous adressons un message clair aux fauteurs de haine, de quelque bord qu'ils soient. Nous précisons ce qui distingue le licite et l'illicite, la rencontre et la discrimination, les identités librement assumées et les passions totalitaires. Et nous affirmons – pour paraphraser un propos déjà ancien – que tant qu'un musulman se sentira menacé pour la seule raison qu'il est musulman, aucun citoyen ne sera en sécurité.

Meïr Waintrater