jeudi 13 février 2014

Après la tuerie de Hébron (février 1994)

Le 25 février 1994, un Israélien d’origine américaine nommé Baruch (Baroukh) Goldstein, qui était un adepte du mouvement d’extrême droite fondé par Meïr Kahane, pénétra dans l’espace réservé à la prière musulmane au sein du Tombeau des Patriarches à Hébron et ouvrit le feu, tuant 29 personnes avant d’être lynché par la foule. Ce massacre suscita une vive émotion en Israël, dans les territoires palestiniens et dans le monde entier. 
Voici l’éditorial que j’ai consacré à cet événement, au lendemain des faits, dans le mensuel juif français L’Arche. Je n’ai pas changé un mot au texte, sauf la transcription du prénom hébraïque de Goldstein sous la forme «Baruch», qui est consacrée par l’usage. Des notes informatives ont été ajoutées.
M. W. 



«Tu ne tueras pas»

Examen de conscience 

par Meïr Waintrater
Editorial de L’Arche, avril 1994
Il ne suffit pas de condamner la tuerie de Hébron. Il faut se demander comment cela a été possible


Si personne, ou presque, n’a osé justifier le massacre de Hébron 
[1], il s’est trouvé des Juifs pour présenter, face à la réprobation générale, un étrange argument. Voyez, disent-ils, les crimes commis par les défenseurs de la cause palestinienne, le terrorisme aveugle de Munich [2] et de Maalot [3], les attentats de Copernic [4] et de la rue des Rosiers [5], et l’assassinat de civils israéliens avant et après le geste de Baruch Goldstein [6]… Beau raisonnement, en vérité. L’Etat juif doit-il, pour mieux marquer son insertion au Proche-Orient, s’aligner sur les comportements qu’il n’a cessé de dénoncer, et faire du terrorisme anti-arabe une arme légitime? Ses dirigeants devraient-ils ne pas s’arrêter en si bon chemin et, dans la foulée, abolir en Israël le régime démocratique, pourchasser les opposants, cesser de respecter les Droits de l’homme et interdire le pays aux infidèles? Cette démonstration par l’absurde devrait suffire à nous convaincre qu’il faut mettre fin, au plus tôt, à une apologétique mal placée. Toute tentative pour expliquer l’abomination en la situant «dans son contexte» ne peut que causer du tort à Israël, car elle enferme celui-ci dans un «contexte» de fanatisme et de violence que ses fondateurs ont toujours refusé.
Au cours de la guerre d’Indépendance, en 1948, Nathan Alterman – poète quasi-officiel de l’establishment sioniste – fut informé d’un cas où des combattants juifs s’étaient conduits de manière inadmissible envers la population civile arabe. Il en fit le sujet d’un poème violent et ému intitulé «Al zot» (Pour cela), où il dénonçait le comportement des militaires. Le poème fut d’abord interdit par la censure. Mais lorsque David Ben-Gourion en prit connaissance, il donna l’ordre de le diffuser dans toutes les unités du jeune Etat.
En agissant ainsi, Ben-Gourion n’obéissait pas seulement à un impératif moral; il défendait les intérêts véritables d’Israël. Car un peuple qui ne sait pas respecter, jusque chez ses adversaires les plus acharnés, la valeur de la personne humaine, ce peuple-là ne sera jamais libre. A l’instant où nous sommes infidèles à l’éthique – non pas seulement à l’éthique juive, mais à ce sentiment de justice qui fait partie du patrimoine universel –, c’est nous-mêmes que nous affaiblissons. Voilà pourquoi on ne saurait mettre en balance les atrocités des uns avec les atrocités des autres. Dans cette sordide comptabilité des victimes que l’on prétend nous faire tenir, les victimes palestiniennes de Baruch Goldstein sont au passif, aux côtés des victimes juives du Fatah et du Hamas.
Il est vrai que certains – Arabes ou pas – ont été aussi prompts à dénoncer l’attentat de Hébron qu’ils avaient été réticents à condamner les attentats commis contre des Juifs. Il est vrai aussi que des circonstances diverses, telles que l’éducation de Baruch Goldstein ou le climat de tension qui règne dans les territoires, ont influé sur ce geste criminel. Mais tout cela ne change rien à notre attitude de principe. Autant nous pouvons nous dissocier de certaines condamnations lorsqu’elles sont formulées par d’autres, autant la condamnation que nous portons doit être sans équivoque. On ne peut admettre que ceux qui ont jadis justifié les crimes de Maalot et de Munich, et qui font encore preuve d’indulgence envers le terrorisme antijuif en Israël ou ailleurs, réservent leur indignation au seul crime de Hébron; mais on ne saurait davantage, lorsqu’on a condamné Munich et Maalot, trouver des circonstances atténuantes au crime de Hébron.
En réalité, s’il est un enseignement à tirer de l’affaire de Hébron, c’est que les Juifs, laissés à eux-mêmes, sont des hommes comme les autres, capables du meilleur et du pire. Bien des Juifs s’étaient naïvement accordé une présomption générale d’innocence selon laquelle, s’ils pouvaient mal faire, ils ne pouvaient faire le mal. Voici, s’il en était besoin, la preuve du contraire. Les Juifs n’ont pas dans leurs gènes la rectitude ou la cupidité, la compassion ou la cruauté. Il ne suffit pas non plus de naître dans une famille pratiquante, ou d’étudier dans une yéshiva, ou d’adhérer à la plus stricte orthodoxie pour avoir un comportement éthique: à qui en douterait encore (les exemples contraires ne manquaient pourtant pas, en Israël comme dans les communautés diasporiques), le cas de Baruch Goldstein offre une illustration éclatante. On ne saurait compter sur un mystérieux gyroscope moral qui nous ferait échapper au yetser hara, ce penchant au mal qui fait partie de l’âme humaine. Si l’on veut prémunir les Juifs contre le mal, il importe de créer des conditions où ils ne seront pas tentés de le commettre, et cela est principalement l’affaire des politiques. Reste le point de vue moral, qui nous concerne tous.


Le Tombeau des Patriarches, à Hébron (photo Wikimedia Commons)

A la suite de l’attentat de Hébron il y a eu, et il y aura encore, des événements de toute sorte, des regrets publics et des commissions d’enquête [7], des réalignements politiques et des va-et-vient internationaux, et hélas de nouvelles actions terroristes déguisées en actes de vengeance. Rien, cependant, ne nous dispensera de faire notre examen de conscience collectif sur ce qui est sans doute, selon l’expression du président Ezer Weizman [8], «la pire chose qui nous soit arrivée dans l’histoire du sionisme»: le moment où un homme, juif et israélien, s’est cru autorisé, au nom du judaïsme et du sionisme, à assassiner des dizaines de ses semblables pour la seule raison qu’ils étaient musulmans et palestiniens.
Aux temps anciens, lorsque le corps d’une victime était trouvé près d’une cité juive – ce qui signifiait que le meurtrier inconnu avait pu être un Juif –, les dirigeants de la ville accomplissaient un rite de purification connu sous le nom de egla aroufa, au cours duquel ils prononçaient la phrase: «Nos mains n’ont pas versé ce sang». Le rite n’avait pas valeur d’expiation: l’assassin demeurait coupable, et il devait être châtié aussitôt découvert. Il était évident, par ailleurs, que les dirigeants de la ville n’étaient pas soupçonnés d’avoir eu part au meurtre. Mais on pouvait leur reprocher de ne pas avoir fait le nécessaire pour prévenir le crime, par exemple en refusant abri ou protection à la victime, et c’est de ce soupçon-là qu’ils devaient s’affranchir. La formule rituelle ainsi répétée était donc, en même temps qu’une répudiation de l’acte récemment commis, un engagement collectif à créer les conditions pour que de pareils crimes ne se reproduisent pas, et un avertissement à d’éventuels assassins qu’ils ne trouveraient, parmi leurs concitoyens, ni soutien ni compréhension. Dans notre cas, les victimes sont connues, et l’assassin également. C’est la communauté dont ce dernier est issu – et, quels que soient notre chagrin et notre colère, nous ne pouvons le nier, il est des nôtres – qui doit tirer les leçons d’un pareil crime.
Il faut saluer, à cet égard, le geste des dirigeants israéliens et des responsables juifs dans le monde, qui ont non seulement condamné l’attentat mais présenté leurs excuses aux victimes ainsi qu’aux communautés arabes et musulmanes. Ce geste inhabituel (combien a-t-il fallu attendre pour que des voix autorisées assument, et avec quelles réserves, la part de la France dans les crimes de la collaboration [9], dont la République n’était pourtant pas plus directement coupable que l’Etat juif ne l’est de l’acte de Baruch Goldstein? et combien faudra-t-il attendre pour que des dirigeants palestiniens expriment leurs regrets au sujet du terrorisme anti-israélien et anti-juif commis pourtant à leur initiative?), ce geste-là est à l’honneur du peuple juif, et il doit reléguer dans l’oubli les quelques propos discordants qui se sont malheureusement fait entendre ici ou là. Tout comme est à l’honneur de la démocratie israélienne le travail de la commission d’enquête qui, même (ou: surtout?) lorsqu’elle met en cause le comportement de divers responsables israéliens, permet de préciser les normes morales qui fondent l’Etat sioniste. 
Le peuple juif tout entier doit être solidaire d’Israël, comme il l’a été en d’autres épreuves, et il doit répéter lui aussi: «Nos mains n’ont pas versé ce sang». Lorsque nous dénonçons ce crime en tant que Juifs, nous nous affirmons non pas solidaires de ce qui a été commis mais responsables d’éviter que cela ne se reproduise. Nous devons, pour cela, mettre fin à une bonne conscience benoîte que les prophètes d’Israël dénonçaient déjà et qui est, peut-être, notre pire ennemi. Nous devons reconnaître qu’il y a, parmi les Juifs (en Israël, mais pas seulement en Israël; aux Etats-Unis, mais pas seulement aux Etats-Unis), des boutefeux et des exaltés, des racistes et des assassins en puissance. Ils ne sont pas plus nombreux qu’au sein des autres peuples – ils le sont même, j’ose l’espérer, un peu moins –, mais ils existent. 
Baruch Goldstein n’est pas seulement le produit d’une sous-culture américaine de la violence; il est aussi le produit d’une sous-culture juive du fanatisme. La question n’est pas de savoir comment il a agi, ni quelles furent exactement ses motivations personnelles; un autre, animé d’intentions semblables, se serait comporté d’une manière différente et tout aussi apparemment imprévisible. La vraie question consiste à identifier en notre sein la pulsion d’inhumanité qui a pu rendre possible un pareil geste. Cet examen de conscience, nous le devons à tous les hommes de bonne volonté dont le soutien n’a jamais failli et qui vivent ces heures dans la même consternation. Et nous le devons à cette image du peuple juif que chacun de nous, à sa manière, porte en soi, et dont le crime de Hébron est le déni absolu. 



NOTES
1. Hébron: dans cette ville de Cisjordanie se trouve un grand bâtiment qui, selon la tradition juive, contient le tombeau du patriarche Abraham, de sa femme Sarah, ainsi que d’Isaac, Jacob, Rébecca et Léa. Comme il s’agit là des ancêtres du peuple juif, et que d’autre part cette tradition a été entérinée par l’islam, le «Tombeau des Patriarches» est devenu un lieu saint pour les deux religions. Depuis 1967, l’accès à ce lieu est réglementé par les autorités israéliennes de sorte que juifs et musulmans peuvent s’y rendre séparément et sans risque d’affrontement. Baruch Goldstein a pu accéder à l’espace de prière musulman, où il a commis le massacre, parce qu’il portait son uniforme israélien de médecin de réserve.  
2. Le 5 septembre 1972, lors des Jeux Olympiques de Munich, un commando palestinien qui s’était introduit dans le village olympique attaqua la délégation israélienne durant son sommeil. Au cours de l’attaque et de la prise d’otages, 11 sportifs israéliens furent tués. 
3. Le 15 mai 1974, au petit matin, un commando palestinien venu du Liban prit le contrôle d’une école dans la petite ville israélienne de Maalot, après avoir tué 4 personnes en chemin. Dans l’école dormaient des écoliers venus en excursion; 22 enfants furent tués lors de la prise d’otages. 
4. Le 3 octobre 1980, un attentat à la bombe contre la synagogue de la rue Copernic à Paris fit 4 morts et 20 blessés. L’attentat fut d’abord attribué à une organisation d’extrême droite, mais très vite il apparut que l’origine était proche-orientale. Nul n’a été traduit en justice pour ce crime (une procédure d’extradition est en cours avec le Canada).
5. Le 9 août 1982, une fusillade contre le restaurant juif Goldenberg, rue des Rosiers à Paris, fit 6 morts et 22 blessés. Une organisation palestinienne fut désignée comme responsable de l’attentat, mais les coupables n’ont jamais été interpellés. 
6. Durant les cinq mois qui se sont écoulés entre la signature des accords israélo-palestiniens d’Oslo (septembre 1993) et le massacre de Hébron, 23 attentats palestiniens ont été commis (dont 9 revendiqués par le Hamas, 4 par le Jihad islamique et 3 par le FPLP), faisant 29 morts israéliens. Au cours de douze mois qui suivront le massacre de Hébron, on dénombrera 33 attentats, qui feront 92 morts.
7. La commission d’enquête présidée par le président de la Cour suprême, Meïr Shamgar, rendra le 26 juin 1994 un rapport dont il ressort que le massacre (qualifié de crime «ignominieux» et «impardonnable») était l’œuvre d’un homme isolé et que rien ne permettait de le prévoir. Le rapport critique par ailleurs l’organisation des services de sécurité israéliens et préconise divers changements dans la situation à Hébron, notamment au Tombeau des Patriarches. Le texte anglais du rapport est disponible en ligne:http://www.mfa.gov.il/mfa/aboutisrael/state/law/pages/commission%20of%20inquiry-%20massacre%20at%20the%20tomb%20of%20the.aspx 
8. La condamnation, au sein de la vue publique israélienne, est pratiquement unanime. Le premier ministre, Itzhak Rabin, déclare solennellement devant la Knesset que Goldstein et ses pareils n’appartiennent ni «à la communauté d’Israël» ni «au mouvement sioniste». Les chefs de l’opposition de droite, à commencer par Benyamin Netanyahou, expriment une condamnation sans nuance, de même que les grands rabbins d’Israël et que la majorité du mouvement des implantations dont se réclamait Goldstein. Seules quelques voix discordantes se font entendre dans les milieux extrémistes. Quant au parti dont se réclamait Baruch Goldstein, le Kakh (initiales hébraïques de «Kahane à la Knesset», du nom du fondateur du mouvement, Meïr Kahane, qui entre-temps avait été assassiné en 1990 par un Egyptien lors d’une conférence publique à New York), il est interdit par le gouvernement sur la base de la législation anti-terroriste. Cela n’empêchera pas les héritiers de Kahane de poursuivre une activité politique – très minoritaire, certes, mais nuisible. Et la tombe de Goldstein deviendra un lieu de recueillement pour quelques ultras.
9. Cet article a été écrit au début de l’année 1994, donc un peu plus d’un an avant les paroles prononcées le 16 juillet 1995 par Jacques Chirac, fraîchement élu président de la République, lors de la commémoration de la Rafle du Vél d’Hiv où quelque treize mille Juifs furent arrêtés les 16 et 17 juillet 1942 par la police française et livrés aux Allemands: «Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’État français.»